L’écheveau tissé par les élections ougandaises

Les revers importants essuyés par le parti qui a longtemps dominé, le NRM (mouvement de résistance nationale), témoignent du virage politique que prend l’Ouganda, sous l’influence d’un électorat plus jeune et plus mobilisé en faveur d’un changement.


Untangling Post-Election Uganda

Rassemblement autour de Robert Kyagulanyi (dit « Bobi Wine »), en lice pour la présidentielle. (Photo : People Power Uganda)

En Ouganda, les élections présidentielles de 2021 ont généré davantage de confusion que de clarté, en raison des violences qui ont émaillé la préparation des élections, des coupures d’Internet et des très nombreuses irrégularités ayant entouré le scrutin. Un constat ressort toutefois clairement de ces élections : le soutien populaire longtemps voué au Mouvement de résistance nationale (NRM) a considérablement diminué.

La Commission électorale ougandaise a officiellement annoncé la victoire du président Yoweri Museveni aux élections du 14 janvier, grâce aux 58 % de suffrages recueillis au premier tour. Au pouvoir depuis 35 ans, il rafle ainsi un 6ème mandat.

Le NRM de Museveni a perdu des sièges au profit du principal parti de l’opposition de manière inégale dans une grande partie du pays.

Le résultat est toutefois largement considéré comme invraisemblable. Le NRM de Museveni a en effet perdu des sièges au profit du principal parti d’opposition, la Plateforme de l’unité nationale (NUP), de manière inégale dans une grande partie du pays lors des élections législatives et municipales. Notamment , 25  sur 30 ministres ont perdu leurs sièges parlementaires. La marge du NUP pourrait encore s’accroître si le litige relatif à la dizaine de pétitions présentées devant les juridictions inférieures est tranché en sa faveur. Les partis de l’opposition représentaient jusque-là uniquement 57 des 426 sièges composant le parlement unicaméral ougandais.

Il est difficile de déterminer la répartition réelle des voix. Internet était inaccessible la veille du scrutin et l’on se questionnait sur la transmission des résultats des 34 344 bureaux de vote. En raison d’un dysfonctionnement des machines biométriques, la Commission électorale a ordonné à son personnel de « laisser les machines de côté » et de procéder à un décompte manuel. Cette dernière a ensuite omis de publier les formulaires de déclaration des résultats des différents bureaux de vote comme l’exige pourtant la loi, pour se contenter d’annoncer les résultats par région. Le président de la CE, Simon Byabakama, a expliqué cette décision de la manière suivante : « Les élections présidentielles concernent une seule circonscription, le pays tout entier ».

Long-ruling Uganda President Yoweri Museveni

Le président Yoweri Museveni, en janvier 2020.
(Photo : Graham Carlow)

Les intimidations et les violences ont jeté de l’huile sur le feu avant les élections. Plus de 50 personnes ont trouvé la mort dans des manifestations organisées pour protester contre l’arrestation du principal rival de Museveni et chef du NUP, Robert Kyagulanyi Sentamu, âgé de 38 ans et connu sous le nom de Bobi Wine. Il a été la cible de tirs des forces de sécurité, a été arrêté à de multiples reprises et interdit de manifestation.

Après la fermeture des bureaux de vote, les forces de l’ordre l’ont assigné à résidence et lui ont interdit de recevoir des visiteurs pendant 11 jours. Ce maintien à domicile fut ensuite jugé illégal par la Haute Cour. Depuis les élections, plus de 200 représentants du parti NUP ont été mis derrière les barreaux, dont une grande partie dans des centres de détention militaires. Les réseaux sociaux ont été envahis de vidéos montrant des soldats en train d’enlever des civils, de disperser des rassemblements ou encore de prendre de force le contrôle de bureaux de vote.

De nombreux observateurs de l’opposition se sont cachés lorsque les forces de sécurité ont fait irruption pour s’emparer des formulaires de déclaration des résultats et les confisquer. Ces formulaires, que les sociétés de sondage de tous les partis peuvent conserver en vertu de la loi à des fins de vérification, sont essentiels à la corroboration des résultats officiels. Une semaine après la tenue des élections, la Commission électorale retirait les résultats officiels de son site Internet sur fond d’irrégularités de plus en plus manifestes.

Comprendre le résultat électoral

Les méthodologies de dépouillement parallèle des votes permettraient de rétablir le véritable résultat.

Compte tenu de la partialité des résultats et des troubles constatés avant et après le vote, il paraît difficile de se faire une idée exacte de l’issue des élections. Les avocats du barreau ougandais ont transmis à la Commission électorale, le 9 décembre et le 5 janvier, des documents faisant état d’irrégularités systémiques. Les présidents des barreaux du Burundi, du Kenya, du Rwanda, de Tanzanie et de Zanzibar ont versé des preuves supplémentaires. Ils accusent les pouvoirs publics ougandais de violer les règles démocratiques du traité instituant la communauté de l’Afrique de l’Est et ont menacé de porter plainte contre le gouvernement. Le 1er février, le NUP a introduit devant la Cour suprême recours pour faire annuler les élections, citant les  irrégularités ayant entaché le processus électoral et la nature fondamentalement biaisée du processus électoral.

An entry screen in the Open Vote Africa app

Écran de saisie de l’application Open Vote Africa. (image : capture d’écran)

Certains médias ont comblé les lacunes du discours dominant. Rendus muets par la coupure d’Internet, ils ont pu révéler avec le rétablissement des communications les problèmes de bourrages d’urnes, de bulletins préremplis, falsifications, pots-de-vin et listes électorales frauduleusement gonflées, provoquant un tollé général. Les candidats de l’opposition en appellent à un contrôle exhaustif, supervisé à l’international, des élections présidentielles ainsi qu’à une présentation publique de l’ensemble des formulaires de déclaration des résultats, comme l’exige le code électoral.

Les méthodologies de dépouillement parallèle des votes permettraient de rétablir le véritable résultat. Deux applications distinctes, Open Vote Africa et U-Vote, ont permis à des observateurs internes, des électeurs et des membres des partis de transmettre ces formulaires directement vers des serveurs sécurisés à des fins de compilation et de décompte. Ces applications ont été rendues publiques par les médias ougandais dans le cadre d’une vaste campagne de sensibilisation menée auprès des citoyens afin de leur faire savoir qu’ils pouvaient communiquer leur vote de manière indépendante et ainsi se défendre en cas de résultats officiels non concordants. Ce décompte parallèle dans les différents bureaux de vote ougandais aurait ainsi cette capacité qu’a toute trace écrite de valider les résultats officiels ou au contraire de mettre en lumière leurs incohérences. Les requérants espèrent que la Haute Cour tiendra compte de cette documentation ainsi que des irrégularités relevées lors des précédentes requêtes.

Les juges ougandais s’en sont souvent référés aux « preuves accablantes de disparités dans les décomptes » dans l’examen des requêtes, plutôt que de considérer le processus électoral dans sa globalité. S’appuyant sur de récents précédents au Kenya et au Malawi, où des juridictions avaient invalidé des votes falsifiés, les avocats de l’opposition espèrent amener les juges à considérer le caractère hostile de l’environnement électoral. Malgré les discriminations sur le terrain, les preuves actuellement disponibles décrédibilisent les déclarations de la Commission électorale qui évoque une victoire sans-appel de Museveni.

Le paysage politique ougandais agité de mouvements tectoniques

Les répercussions de ces revers ne cessent de s’aggraver pour le NRM. Le NRM a enregistré sa défaite électorale la plus frappante depuis son accession au pouvoir en dépit des nombreuses fraudes. Pour la première fois, Museveni perd son fief traditionnel du Bouganda dans le centre du pays, l’une des régions les plus peuplées qui dicte la politique, l’économie et la culture ougandaise. Elle est d’ailleurs parfois décrite dans la langue vernaculaire comme le « mawuggwe » (poumon) du NRM, sans laquelle il ne peut respirer. Pour la première fois, le NRM perd également le Busoga, le centre économique de la région Est. Les deux régions, qui réunissent 60 % de l’électorat, ont voté pour le NUP. Le NRM avait pourtant déployé de nombreux stratagèmes pour les conserver à ses côtés, en y implantant notamment les projets les plus favorables sur le plan de la main d’œuvre et des capitaux. Le fait qu’elles se détournent de Museveni témoigne de griefs plus profonds.

Le NUP, qu’on disait vaincu d’avance, en raison de son fief limité aux bidonvilles de « Bayaaye » (c’est à dire « voyous rebelles »), s’est également imposé avec force dans l’agglomération de Kampala et ses banlieues. En plus d’avoir remporté une victoire au Bouganda et au Busoga, le NUP s’est imposé dans des municipalités où se concentrent les trois-quarts de la population ougandaise, 80 % de l’économie, 90 % de la classe moyenne et les fiefs ruraux du NRM.

Le NUP a également remporté une victoire à Luweero, fief rural historique du NRM où étaient stationnés ses guérilleros. Il est souvent baptisé « omutima » (cœur) du NRM, sans lequel ce dernier serait condamné à perdre son âme.

« La vérité est que nous sommes au pouvoir depuis trop longtemps, d’où les échecs de certains d’entre nous. Le peuple est tout simplement las ».

Amelia Kyambadde

Plus de la moitié des députés du NRM qui ont voté en faveur de la suppression des limites d’âge sans laquelle Museveni n’aurait pu brigueur un sixième mandat, ont perdu leur siège. Certains experts parlent de « tsunami du NUP ». Le NUP, qui ne disposait jusque-là d’aucun siège au parlement, est sur le point de devenir la nouvelle force officielle de l’opposition ougandaise, voire le parti majoritaire, selon l’issue des nombreuses requêtes déposées devant les tribunaux. Dans un cas comme dans l’autre, le NUP contrôlera un grand nombre de comités parlementaires parmi les plus puissants, et sera représenté au Parlement panafricain et à l’Assemblée législative est-africaine.

Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette dynamique de changement. D’abord, la formation du NUP a beau remonter à moins d’un an, ses origines sociales sont ancrées dans le People Power Movement né dans les bidonvilles et parle à la partie la plus jeune de la démographie ougandaise : 78 % des habitants sont âgés de moins de 35 ans (8 millions de personnes ont entre 18 et 30 ans). Et le chômage chez les jeunes atteint selon les estimations un taux de près de 70 %. Deuxièmement, la longévité au pouvoir de Museveni a suscité un mécontentement général, y compris au sein de la classe moyenne et de ses soutiens traditionnels. Troisièmement, le recours de plus en plus musclé du NRM à la violence et à la répression au cours de la dernière décennie l’a privé au fil du temps de partisans fidèles et de sa base électorale.

L’ancienne secrétaire privée principale de Museveni et personnalité de premier plan du NRM Amelia Kyambadde n’a pas pris de gants en déclarant au sujet de cette évolution : « La vérité est que nous sommes au pouvoir depuis trop longtemps, d’où les échecs de certains d’entre nous. Le peuple est tout simplement las ».

Les prochaines étapes

Uganda presidential challenger Bobi Wine being arrested

Bobi Wine saluant d’un geste de la main au moment de son arrestation. (Photo : VOA/Screen capture)

Le non-respect des limites de mandats par Museveni est au cœur de l’instabilité grandissante du pays. Il a eu pour effet d’affaiblir les garde-fous constitutionnels et les contrepouvoirs, d’enraciner le clientélisme, de miner la professionnalisation de l’armée et d’instiller une culture de violence et de répression en laissant entendre que le but est de remporter les élections à tout prix.

Cet agrippement au pouvoir a bloqué la voie à des candidats du parti et ainsi suscité des factions au sein du NRM. Au vu de la politisation grandissante de l’armée ougandaise et de son profil institutionnel en tant que bras armé du parti au pouvoir, les soldats devraient continuer à être mêlés aux luttes de pouvoir, avec un risque accru d’instabilité.

Les réformateurs mettent sur la table une vision alternative permettant d’instaurer la société démocratique définie dans la Constitution ougandaise de 1995, dont de nombreux Ougandais, notamment parmi les jeunes, sont les chantres. Les griefs dont ils se font l’écho se limitaient au départ aux quartiers pauvres où avaient émergé une nouvelle conscience politique et la volonté d’infléchir le cours des événements dans leur pays.

Petit à petit, les militants de cette cause se sont multipliés et ont exploité la fatigue généralisée créée par le statu quo. En effet, beaucoup pensent que si l’ensemble des suffrages avaient fait l’objet d’un décompte scrupuleux, les pertes du NRM auraient été bien plus importantes.

Le NRM est toutefois sur la défensive même avec le décompte retenu et devra tendre la main à l’opposition et aux représentants de la société civile s’il veut gouverner efficacement. Cette nouvelle donne place le NRM face à un choix difficile : continuer sur la même voie au risque d’une instabilité accrue ou replacer l’Ouganda dans une trajectoire démocratique.

Le NRM est sur la défensive et devra tendre la main à l’opposition et aux représentants de la société civile s’il veut gouverner efficacement.

Pour garder le cap malgré la crise, il faudra reconquérir la confiance de la population. Cela pourra passer par des actions en justice équitables et conduites sans immixtion de l’exécutif, par un audit indépendant des résultats électoraux et par des mises en cause pour les violences commises contre les partisans de l’opposition. Le NRM sera également contraint sous la pression de mettre en œuvre d’anciennes décisions de la Haute Cour ordonnant des réformes en faveur d’un régime politique pluriel et équitable. Le NRM devra également démontrer qu’il souhaite encourager une transition politique pacifique prévue par la Constitution ougandaise, notamment par la réintroduction des limites de mandats.

Le NUP et ses alliés sont décidés à épuiser toutes les voies de recours juridiques et constitutionnelles et ce, malgré le peu de confiance du parti dans le système judiciaire, étroitement contrôlé par le NRM. Le NUP s’est appuyé sur le processus électoral pour établir le caractère anti-démocratique du NRM, pour étayer les irrégularités imputables à ce parti et proposer une vision alternative.

Investi de cette nouvelle mission, le NUP peut continuer à exercer une pression sur le NRM, imposer des concessions et consolider le constitutionnalisme. Son programme législatif comporte des priorités, parmi lesquelles la réforme des forces de sécurité ougandais sur la base des recommandations formulées par la Haute Cour après les élections de 2016, recommandations restées lettre morte. Cet élément est fondamental, d’autant que ces services sont aujourd’hui davantage perçus comme un moyen de coercition que de protection. Les réformes devront inverser les effets préjudiciables d’une politisation croissante sur la professionnalisation des services de sécurité, notamment des militaires.

Le pays sera mis au défi, dans ce contexte post-électoral, de naviguer dans des eaux inconnues et risquées. Il aura besoin pour y parvenir d’un nouveau modèle de gouvernance prisant dialogue et conciliation.


Ressources complémentaires